IL REVIENT (ET IL N’EST PAS CONTENT) !
Stéphane Denis
22 heures et 25 minutes – (54ème sur 220) pour un objectif « raisonnable » à 24 heures. Il y a tout lieu d’être très satisfait. Après un très gros carton rouge sur hernie discale en 2010 et une année 2011 blanche coté montagne, repos oblige, le retour est plutôt convaincant. Le Caldeira Trail, début avril, avait été en ce sens, encourageant. Cette 97.4 en est la confirmation : retour à ce qui est, peu ou prou, mon meilleur niveau sur ce genre d’exercice.
Alors, Champagne ? Ben non. Une joie très mitigée. Car, au-delà du chrono plutôt flatteur et de l’immense satisfaction de voir le physique répondre présent, ce Raid 97.4 me laisse un poil dubitatif : le plaisir et l’envie n’y étaient pas. Ou peu.
Film de la course : départ 4h du mat’ de Langevin dans de bonnes dispositions physiques mais sans grande envie de mordre. Juste la curiosité de savoir si cela va passer. Si à cet instant j’avais eu la réponse, je crois que j’aurai pu retourner me coucher tranquillement. Pas d’excitation, mais content quand même de pouvoir être là. Un départ prudent, concentré, plutôt au fond comme cela m’avait réussi sur le Caldeira Trail. Petit rythme de nuit sur la route de Grand Galet. Les A2R sont devant, en groupe. Je ne veux pas prendre le risque d’un train au dessus de mes pompes. Il fait bon. Je suis serein. Le peloton est déjà très étalé sur le bitume qui grimpe assez régulièrement. 1er ravito au village de Grand Galet et surprise : tout le groupe A2R est là. Sauf Seb, évidemment. Je ne m’attendais pas à les revoir avant le mur à venir. Je les laisse derrière en me disant qu’ils reviendront bien dans la descente vers Mare à Boue. Je fais mon train en dedans, au cul d’un petit groupe de quatre que je pensais faciles aussi, mais qui vont sauter les un après les autres. Tant et si bien que je me retrouve isolé, en chasse-patate du paquet précédent, dans le final du fameux mur qui serpente vers la Plaine des Sables. Ce sera LE temps fort de cette journée. Juste somptueux : Lever de soleil sur Langevin, ciel bleu intense, Plaine des Sables ocre rouge avec d’immenses étendues givrées blanches. « Tout individu collabore à l’ensemble du cosmos », l’esprit nietzschien fait irruption dans mes pensées en voyant ces dizaines de petites fourmis en file espacée, d’une foulée en apesanteur lunaire, et toutes attirées dans la même direction. Dans ma tête résonnent les caisses et les cuivres des premières mesures du Zarathoustra de Richard Strauss. Instants hors du temps, irréels et magiques. Pointage et ravito VIP avec Marcelle Puy à la soupe. La caisse est bien là, mais apparaît une petite gêne aux adducteurs qui ne sont plus habitués à ce genre de figure de style. Rien d’alarmant. Direction Textor via l’Oratoire. De l’archi-connu. Et ce sera bien là un élément problématique de l’équation jusqu’à la fin : Plus de surprise positive, plus de découverte. Des sections tellement rabâchées qu’elles en deviennent mentalement longues et fastidieuses dans un tempo quasiment couru d’avance. Je rattrape Bernard qui lui aussi se teste au sortir d’une blessure du dos.
Textor ! Textor ! 10 minutes d’arrêt ! Stand A2R : Vincent est là avec une chaise pliante et son sourire tranche papaye. Un sans faute : Calme, disponible, prévenant. Le top ! Changement de chaussettes, le plein, la bise et zou ; prochain arrêt Mare à boue. Seb est déjà plus d’une demi-heure devant, et le reste du team A2R devrait me débouler dessus dans les hectomètres à venir. La descente pour une fois est propre, à peu près sèche. Pas de piège. Je peux la dérouler sans jurer tous les 50 mètres. Cela ne doit pas être trop mal car seulement trois ou quatre bougres me repassent tranquillement. Je pointe à Mare à Boue à 11h avec 50 minutes d’avance sur le plan de vol 24h. Pas d’A2riens en vue. J’y accroche alors une petite source de motivation : « ‘me rattraperont pas ! ». Du coup, je décide de faire mon effort dans la longue montée vers le Bloc pour maximiser l’écart avant la descente dans laquelle je sais que je vais perdre beaucoup. La première heure d’ascension est bien rythmée avec de franches relances. Mais la lassitude commence à gagner passé Kerveguen. Un coup de moins bien, un peu frisquet aussi, et aussitôt arrivent les pensées négatives : « sentier de merde », « même pas la moitié et déjà marre… ». Je m’enfile un petit gel qui remet du sucre dans la machine, ça aide. Aucune erreur d’alimentation sur ce raid, le métier. Ce pierrier jusqu’au gîte du Piton est interminable et la visualisation mentale de la descente à suivre accentue mon humeur grognasse. Justement la voilà : La salope ! La connaître par cœur n’est plus un avantage car chaque épingle franchie signifie toutes celles qu’il reste. Et après dix heures de rando le posé de pied est nettement moins dynamique. C’est à ce moment que je constate, non sans amertume, que le plaisir intrinsèque à ce genre de balade avec dossard n’y est plus trop. J’y suis sans y être. Il n’y a plus rien à prouver et dans ces conditions l’inconfort l’emporte sur la motivation. Trop long mentalement. Par habitude, je prends mes maux en patience et désescalade cahin-caha cette paroi avec résignation et désenchantement.
Cilaos, 15h30. Plus qu’une demi-heure d’avance dans le plan de vol 24h. Pour la première fois je jette un œil sur le pointage : 70ème un bout. Correct. 2ème stand A2R avec la dream-team de l’assistance : Mauricette et Jean-Louis. Prise en charge totale. Rien à faire ni penser sinon à manger quelques pâtes collantes et tiédasses au beurre et au sel. Le corps n’est finalement pas si mal. Ce sont les genoux qui grincent le plus et les quadris sont logiquement un peu cramés. Pour le reste, à commencer par le dos, ça passe ! Le moral quant à lui se stabilise dans un gris neutre car je sais que le plus dur est derrière, mais que nana enkor pou fé comme dit créole. Seb m’est annoncé environ deux heures devant ! Cela m’émouvrait presque… 15 minutes plus tard, au moment pile où je lève mon cul de la chaise pour repartir, vl’a le Jo et sa paire… de bâtons ! Je n’y pensais plus (ou presque). Le reste de la troupe A2R est plus loin. Le scénario est simple : je suis convaincu qu’il va abréger son ravito pour essayer de minimiser l’écart dans la montée du Taïbit, me choper vers Roche Plate ou Orangers pour au final me déposer sur la canalisation. Il a, sur le papier, bien plus de vitesse que moi sur le plat et la descente finale.
Pourtant je repars sans précipitation. La section de Bras Rouge est une vraie purge au niveau du mental car la route me nargue en face et c’est une heure de plus qui me semble inutile. Je repasse, pour la première fois en course, à l’endroit où j’avais failli faire le grand plongeon sur le GR2008. Séquence frisson. Sur la route, au pied du Taïbit, deux concurrents épuisés ne s’imaginent pas rentrer dans Mafate et préfèrent jeter l’éponge. Souvenirs. Je connais ce col marche par marche, presque caillou par caillou. Nous nous aimons bien. J’adopte d’emblée un rythme assez conservateur en prévision de l'inévitable « bagarre » à venir avec le Jo. A mi-pente la nuit me rattrape et j’allume, curieux, la nouvelle frontale toute belle que j’ai. Ouf ! Les phares de ma bagnole éclairent moins bien ! Z’ont progressés chez Petzl. La nuit est belle et dans l’effort ne me semble pas si fraîche. J’avais, à Cilaos, fais le choix un peu risqué de repartir en short et tee-shirt, un bonnet sur la tête et le coupe-vent dans le sac. Un peu juste au vent mais largement passable. 1h40’ depuis la route. Rien d’extatique mais cela me convient car je bascule dans Mafate avec le cardio bien en ligne et encore un peu de jus dans les guibolles. Au franchir du col, la motivation revient instantanément et je repense en positif. En fait, le tempo psychologique est exactement similaire au GR2007 : ça sent l’écurie ! Et la nuit, si tous les chats sont gris, moi, je passe tous les clignotants au vert. Ce n’est pas la première fois et je n’ai pas vraiment d’explication. Biorythme circadien ? Ambiance feutrée qui éloigne la pression ? Fraîcheur bienfaitrice ? Je ne sais, mais la confiance est à son maximum. Pourtant il reste encore 40 bornes et tout peut basculer.
Marla, 19h. Presque une heure de rab dans mon plan 24h. Je ne m’en réjouis pas plus que cela car j’appréhende quand même un grosse baisse de régime sur la canalisation et cette petite marge risque de fondre en moins de deux. Pas le temps d’avaler la soupe avec les trois autres coureurs posés là, que le Jo déboule comme un chien dans un jeu de quilles et bâtons en mains. Bigre ! Je ne l’attendais pas si tôt. Vu qu’il n’est pas un énorme grimpeur, je me dis qu’il a du se retourner la tronche dans le Taïbit pour ne pas perdre le contact. Une heure plus tôt une telle arrivée inopinée m’aurait sans doute définitivement ruiné le moral. A cet instant, elle m’a remonté comme une pendule. Ni une ni deux, je remplis mes gourdes et plante cavalièrement le Jo devant le robinet de flotte d’un « à tout suite », tellement persuadé qu’il allait me dévorer ces trente secondes chapardées dès les premiers rondins de la descente vers Trois Roches. S’engage alors une longue séquence assez rocambolesque intitulée « Le Jo aux trousses ». Constatant que la machine semblait disposée à flamber me voilà en prise de risque totale et jouer « tapis ». Grosse descente et allure footing jusqu’à Trois Roches. Conséquence : je passe en mode Pac-Man et commence à gloutonner des fantômes de coureurs. En me retournant régulièrement je vois une frontale qui me suit à 2 ou 3 minutes maxi : Le Jo !!! J’envoie tout le pâté qui reste sans compter la mesure dans les trois raidards menant au contrôle-ravito de Roche Plate. Dans la courte descente je rattrape Isabelle que je n’avais pas vue au départ et qui accuse un très grand coup de moins bien : hypoglycémie ? Moralité : je décide quand même de prendre le temps de bien ravitailler et de me poser à Roche Plate pour m’alimenter sagement. A peine trois minutes et v’la le Jo qui déboule bras dessus bras dessous avec l’Isabelle. « T’as pas de la crème ? » qu’il me demande. « De la vaseline » que je lui tends d’une main, agrippant mon gobelet en plastoc de soupe tiède de l’autre. Et le vl’a qui baisse son froc pour s’en tartiner les valseuses sous le regard éteint d’Isabelle affalée sur une chaise de jardin. Je n’attends pas la fin de la cérémonie pour filer à l’anglaise. Je calcule qu’il va se repointer dans la descente des Orangers et ce sera mano a mano sur la canalisation… jusqu'à ce que je saute.
C’est fou comme l’esprit commande le corps. On a beau le savoir, c’est toujours une révélation quasi mystique que de l’expérimenter sur son propre organisme. Des limites et des douleurs qui semblaient infranchissables sont balayées d’un revers par quelques giclées d’adrénaline envoyées d’un cerveau sans doute trop orgueilleux. J’enquille la courte montée vers La Brèche avec lucidité et enchaîne la descente sur les Orangers. Étonnamment le pied est assez sûr et trouve des appuis stables. A Cilaos, j’ai troqué les Montrails® Masochist© (sic !) pour des Raidlight® complètement neuves ! Très gros risque, mais payant : un vrai chausson et un excellent amorti sans compromis sur le contrôle. J’avale la courte rampe qui mène à l’îlet, côté école. En regardant vers le fond de la gorge je ne vois aucune lumière. Il doit donc être à plus de cinq minutes. Une gentille dame frigorifiée tient toute seule le ravito-pointage et me sert une soupe épaisse et froide que j’engloutis debout. Le plein des bidons et je redécolle en moins de 3-4 minutes. Pas de Jo !
Aïe ! Dans le reste de pente qui débouche sur la canalisation des Orangers, mon releveur droit se réveille très violemment. Cela fait pourtant déjà quelques heures qu’il envoyait des petits signaux que j’ai méprisés. Je grimace, cela n’annonce rien de bon. Nous y voilà : douze bornes de faux plat pour arriver au petit réservoir avant la descente finale. Je propose d’adopter une course autour de 8,5 km/h. Le cardio répond présent. Les jambes râlent un peu mais après négociation serrée acceptent de suivre. Las ! Le pied droit n’est pas du tout solidaire. A trois reprises il butte dans des caillasses, manquant de me faire valdinguer. Et comme il y a juste une marche de 300 mètres à droite… on se calme. C’est sûr, dans ces conditions, Jo va me déposer. Bah tant pis ! C’est la course... Je regarde le chrono et il me reste plus de 4 heures pour boucler dans le plan 24. Ça par contre, c’est gagné ! Le spot de lumière se rapproche inexorablement en sautillant : Il court ! Moi je ne peux faire mieux qu’une marche rapide, peut-être 6 ou 6,5 km/h. Ce n’est pas si mal, j’ai le sentiment de limiter la casse au mieux. Au niveau du tunnel, Jo est juste en face, de l’autre coté de la ravine, c’est-à-dire revenu à moins d’une minute. Il va faire la jonction. Je continue mon petit train et dix minutes plus tard, toujours pas de Jo dans les pattes. Par contre je continue à gloutonner quelques fantômes. Du coup, lorsque je me retourne il y a à chaque fois 3 ou 4 frontales dans le kilomètre arrière. Mais quelle est celle du Jo ? Je finis par boucler cette satanée canalisation en 2 heures pile-poil. J’y ai repris une petite dizaine de places. Maintenant faut rien lâcher. J’y crois et je suis gonflé à bloc. J’ai compris que le Jo avait lâché l’affaire. Il ne reviendra plus. Je dévale tant bien que mal sur Sans-Souci. Dernier pointage, un verre de Coca™ et c’est parti pour les sept derniers kms dont cinq de bitume. Une bénédiction : ça tape fort, mais pas de caillasse pour trébucher. Je déroule à 10 km/h les 300 derniers mètres de dénivelé négatif. Me voilà rendu au carrefour où j’avais jardiné dix bonnes minutes lors de l’édition 2010 sans jamais trouver l’entrée du sentier. Cette fois le balisage est nickel et en moins de deux je barbotte dans la Rivière des Galets. C’est sûr, c’est mieux que le détour par la route que je m’étais tapé il y a deux ans. Je jette un œil dans la pente que je viens de dévaler. Pas de lampe. Un autre sur le chrono : C’est jouable pour 22h30 de course.
Délivrance et plénitude. Moment où l’on se sent invulnérable. Ou simplement immortel. Sans doute telle est la véritable quête : ces quelques minutes sont le Saint Graal qui justifie tout le chemin. Je cours sur la piste puis la digue comme pour un dix kilomètres. Les projecteurs de lumière du stade m’attirent tel un papillon de nuit et je franchis la ligne à 2h25 du matin. Jo, 23 minutes plus tard.
Seb fini 12ème, à peine 4h30 devant. Le reste de la bande A2R a préféré attendre l’heure du p’tit dej’ sachant sans doute qu’il n’y avait que des petites brioches (sans confiture) et des oranges au buffet de l’arrivée.
Sentiments mitigés donc, et toujours le même constat final assez dérangeant : à travers les expériences physiques et psychiques que procurent ces balades, le désir de vérité absolue sur soi-même se heurte à notre incapacité à accepter notre condition de mortel. Ne nous suffit-t-il donc pas de nous arranger avec la réalité ? « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont ». Pour Nietzsche l'illusion n'est pas le contraire de la vérité. Elle est la vérité telle que nous pouvons l'accepter. Tout en étant capable d'y renoncer.